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17 Jun

Philippe De Latour

Publié par Jacky Essirard

acrylique
acrylique

Une rigueur explosive.

Dans une exposition collective, trois tableaux de grand format. Ils occupent tout un pan de mur et affirment leur singularité par leur absence de sujet, des structures puissantes, un contraste violent et équilibré des couleurs. Au même moment je ressens comme un retournement dans mon corps. Il réagit face à ces trois carrés de peinture, non pas séduit – les couleurs et les formes ne se prévalent d’aucune esthétique, n’ont que faire de la beauté et n’utilisent aucun artifice – mais emporté dans un espace qui bouleverse la vision.

Le peintre s’appelle Philippe de Latour. Il peut être rattaché au mouvement de l’expressionnisme abstrait. Ce courant apparu à New York dans les années 40 est représenté par des artistes tels que Jackson Pollock, Robert Motherwell, Willem de Kooning, Franz Kline ou Hans Hofmann. Il y a rarement de génération spontanée dans l’histoire de la peinture. Ce mouvement est le prolongement de ce que les peintres européens avaient exploré dès le début du XXème avec Kandinsky pour l’abstraction, les fauves et les expressionnistes. Parmi les peintres français liés à cette expérience nous trouvons Pierre Soulages, Olivier Debré et Michèle Destarac auprès de laquelle Philippe de Latour expose régulièrement lors du Salon Comparaisons à Paris.

Ce dernier a une manière particulière de construire ses œuvres. Son expressionnisme est plutôt introspectif, condensé dans un espace entièrement occupé. Il ne fait pas appel aux figures, aucune référence au paysage ou au végétal, pas de symbole directement identifiable. Le peintre se laisse entraîner par sa peinture en conservant malgré tout la maîtrise des opérations.

Philippe de Latour habite un petit village au nord de la Vendée. Son atelier se situe à une centaine de mètres d’un des châteaux de Gilles de Rais qui abrite derrière ses murailles en partie conservées tout un arsenal de machines de guerre du Moyen-âge. L’atelier au pied de cette forteresse est à un îlot de tranquillité. Tout est soigneusement rangé, peintures sur papier dans des tiroirs, toiles sous papier bulle. Le jour où je lui rends visite est un jour sans peinture, pas de travaux en cours, pas de pinceaux ni de couleurs, le peintre n’a pas cette frénésie permanente de production, il travaille uniquement quand la peinture se manifeste. D’un naturel calme il réserve ses débordements à ses toiles.

Nous parlons tandis qu’il sort les peintures des tiroirs, qu’il expose les tableaux sur un meuble, puis les installe debout sur le sol les uns à la suite des autres. Il utilise des pigments et des liants plutôt que les couleurs préparées, impersonnelles et trop brillantes. Son ancien métier, il était restaurateur de mobilier ancien, lui apporte des techniques et des expériences qu’il met en pratique dans ses créations. Ses couleurs gardent la transparence et le grain des pigments que le liant n’a pas parfaitement homogénéisé.

Philippe de Latour travaille à plat, à même le sol. Il étale son papier ou sa toile et mène ses opérations penché, accroupi, à genoux, surplombant son domaine. Cela a-t-il à voir avec le jardinage ? Il n’y a pas de mauvaises herbes mais il est sûrement question de semer et de faire pousser la peinture. Plus sérieusement cela relève d’une cérémonie dans lequel l’officiant n’est pas extérieur mais fait partie du rituel. Il tourne autour de la peinture, étend ses possessions jusqu’aux bords à larges coups de brosse, s’étonne. Surpris que cet espace inconnu s’abandonne à sa main. Le peintre ne revient pas en arrière. C’est un parcours, une quête, une approche d’un monde jusque là invisible. Le rapport à l’œuvre est bien différent de celui qui existe avec une toile dressée à la verticale dont le peintre peut, en reculant de quelques pas, mesurer l’avancement, vérifier les équilibres et les tensions de la composition et des couleurs. Ici l’artiste est au ras de sa peinture, il fait corps et prend tous les risques.

Lorsque nous regardons une œuvre de Philippe de Latour nous constatons rapidement que tout excès de lyrisme est maîtrisé par la mise en place de lignes de force. Il progresse par plan, par empilement comme un maçon qui élèverait une maison en respectant les ouvertures pour qu’elle respire. Le carré est le format préféré de Philippe de Latour, il y trouve stabilité et rigueur. Celui-ci doit contracter tout l’espace dans un cadre, laisser l’œuvre respirer sans lui accorder trop de liberté. A l’intérieur du carré nous trouvons d’autres quadrilatères où s’entassent les couleurs, où se cachent peut-être les récits à inventer. Les gris et les noirs mats ont un rôle important. Couleurs à part entière, ils sont soit une charpente qui tient les couleurs entre elles, soit un fond menaçant d’où surgissent des tons vigoureux, des brillances, des éclaboussures, des dégoulinures, accidents ou non qui s’intègrent au tableau.

Ses œuvres nous déconcertent par l’absence de sujet. Rien de connu pour s’accrocher, seulement des formes et de la couleur. Nous sentons quelquefois une envie d’écrire qui se termine par un graffiti improbable, des débuts d’élucidation vite éteints. Cette absence de référence laisse le spectateur libre de se laisser entraîner et de former sa propre interprétation. Les tableaux ne posent pas d’énigme, ils s’offrent aux regards et servent de matrices à plusieurs lectures dont aucune ne pourra se targuer de détenir la vérité.

Philippe de Latour est un coloriste qui possède toute la gamme des couleurs et leur tonalité mais qui ne les utilise qu’avec parcimonie laissant de grands aplats monochromes sur la toile parcourus de vibrations, travaillés de l’intérieur pour retenir la lumière. Il juxtapose des noirs et des gris à des rouges et des jaunes éclatants, utilise les ocres et les roses, élabore le contenu du tableau. Il transforme le tout en énergie capable de jaillir soudainement sous nos yeux, de nous saisir, de nous bouleverser.

En commençant un tableau le peintre oublie qu’il rentre chez lui. Il croit aller vers le dehors alors que c’est du dedans qu’il est question, de son inconscient, de ses goûts, de son histoire, de son rapport au monde. Cela est encore plus vrai pour l’abstraction qui se nourrit de mémoire et de sensations. C’est son monde intérieur que l’artiste donne à voir et livre aux autres

Nous souhaitons tout comprendre, tout expliquer mais la peinture ne se laisse pas attraper facilement et chacun doit apprivoiser cette relation étrange que la vue d’un tableau met en place. La peinture de Philippe de Latour possède une rigueur explosive, un univers tout en tensions, un concentré de forces que le peintre est parvenu à organiser et qu’il ceinture parfois d’une ligne sombre au fusain pour être certain qu’elles resteront dans le tableau, bien serrées pour entrer ensemble dans le regard du spectateur.

Jacky Essirard – Juin 2015

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